VI
LES CHOSES DEVIENNENT DIFFICILES
Le capitaine de vaisseau Valentine Keen, de l’un des fauteuils de Bolitho, regardait, jambes croisées, son supérieur plongé dans la relecture d’une dépêche destinée à l’Amirauté. Elle serait confiée à l’Electre puis transférée à bord d’un courrier de la flotte, si bien que son contenu aurait perdu tout intérêt lorsqu’elle tomberait sous les yeux de Sheaffe.
Keen jeta un coup d’œil par les fenêtres de poupe grandes ouvertes et pesta intérieurement contre la chaleur étouffante. On avait l’impression qu’elle atteignait tout le bâtiment, rendant le moindre mouvement très pénible.
Bolitho signa la dernière page à l’endroit que Yovell lui indiquait et se tourna vers son capitaine de pavillon, l’air interrogateur.
— Eh bien, Val, sommes-nous parés à prendre la mer ?
Keen fit un signe affirmatif, qui lui valut instantanément de sentir la sueur lui ruisseler dans le dos.
— Les citernes ont quitté le bord, amiral. Il manque seulement…
Bolitho se leva, comme piqué par une épine, et s’approcha des fenêtres.
— Mon neveu. Il devrait être rentré à bord, à présent.
Il réfléchissait à voix haute. Le bâtiment attendait, prêt à lever l’ancre. On avait ramassé la drome, l’appel avait été fait.
Bolitho regardait fixement le brick qui leur avait annoncé la perte de l’Epervier. Napier, son jeune commandant, allait être heureux de se décharger de ses responsabilités sur un amiral qui n’était pas le sien. Son petit bâtiment serait bientôt débarrassé de Bolitho et il allait se précipiter à Antigua pour raconter ce qui s’était passé, l’existence de ce mystérieux assassin, ce bâtiment sans nom ni pavillon. Bolitho aurait payé cher pour garder l’Electre, mais il fallait avant tout donner largement l’alerte sur l’existence de cet agresseur non identifié, sous peine de voir d’autres bâtiments subir le même sort.
Keen observait les émotions successives jouer sur ses traits. Ils avaient tant fait, tant vu de choses ensemble, que de situations n’avaient-ils pas vécues ! À présent, alors qu’on était théoriquement en temps de paix, voilà qu’ils en affrontaient une nouvelle, pas moins terrible.
On entendait des piétinements sur le pont, des trilles de sifflet de manœuvre, sans doute quelque ordre donné à la bordée de quart sous l’œil du second.
Bolitho n’avait pas conscience de la sollicitude compatissante de Keen. Son esprit valsait d’une idée à une autre, comme s’il était confiné dans ses propres pensées. Attendre à Boston ou faire voile pour San Felipe ? La décision n’appartenait qu’à lui, tout comme celle qui avait coûté la vie à Duncan. Keen avait interrogé Evans, l’unique aspirant survivant, mais sans pouvoir tirer grand-chose de lui. Bolitho lui avait envoyé Allday avec mission de lui parler à sa façon à lui, et le résultat avait été étonnant. Allday possédait ce don inné de communiquer avec autrui, surtout les jeunes de la génération d’Evans. Informé de ce que lui avait dit le jeune homme, Bolitho avait revécu l’engagement aussi bref que violent qui s’était soldé par la perte totale de l’Epervier.
Qu’un garçon comme Evans ne se fût pas totalement effondré tenait du miracle, songeait Bolitho. Ce n’était pas comme partir à la guerre avec la peur pour compagnon de tous les instants. C’était la toute première affectation d’Evans, sa seule croisière à bord d’un vaisseau de guerre. Il n’était même pas issu d’une famille de marins, c’était le fils d’un tailleur de Cardiff.
Voir son meilleur ami, aspirant comme lui, se faire massacrer comme un animal, avoir été le dernier à parler à Duncan mortellement blessé, alors que le bâtiment explosait autour de lui, tout cela était bien pis que tout ce qu’il aurait dû pouvoir supporter. Plus tard, après quelques mois peut-être, les effets de ce choc ne manqueraient pas de se faire ressentir.
Il savait par Allday l’explosion qu’avait perçue Evans alors que son canot s’éloignait de la frégate en train de sombrer. Les feux de cuisine n’avaient pas été noyés, les flammes avaient probablement gagné la soute à munitions ou la sainte-barbe. De cette façon, beaucoup des membres de l’équipage avaient eu une fin rapide et avaient laissé aux autres l’horreur des requins.
Un autre survivant, quartier-maître canonnier expérimenté, avait dit à Allday que le son du canon était plus sourd et plus grave que ce à quoi il s’attendait. Ce bâtiment devait être armé de pièces plus lourdes, mais en nombre réduit.
Bolitho jeta un coup d’œil aux dix-huit-livres en place près de son bureau. Des trente-deux-livres, probablement. Mais pour quelle raison, tout cela ?
La porte s’ouvrit lentement et Yovell, le secrétaire, passa la tête.
— Les dépêches sont prêtes, lui dit Bolitho.
Mais à quoi servaient-elles, après tout ? Il le savait bien, Keen également. « Des mots, des mots, toujours des mots », comme il est dit dans Shakespeare. Les faits étaient aussi simples que brutaux. Il avait perdu un beau bâtiment et la plus grande partie de son équipage. Et il y avait aussi Duncan, sa jeune et jolie veuve. C’était son ami. Un brave.
Yovell était toujours là, près de la portière.
— Il y a un navire de passagers qui jette l’ancre, amiral… – il hésita, puis : Il vient d’Angleterre, lâcha-t-il.
Bolitho se tourna vers lui et fut tout surpris de découvrir cet air anxieux sur ce visage plutôt débonnaire.
Mon Dieu, je lui fais peur. Cette découverte le frappa comme un coup de poing.
Cela fit plus que tout le reste pour calmer son appréhension et apaiser ses doutes. Il se souvenait maintenant seulement de ce qui s’était passé la veille, lorsqu’il attendait le retour d’Adam. Yovell avait dit quelque chose pour le distraire, Bolitho avait explosé et lui avait vivement reproché de s’immiscer dans ses affaires, lui dont la bête noire avait toujours été le petit despote qui abuse de son grade et de son autorité pour terroriser ses subordonnés ! On tombait aisément dans ce même travers ! Aux yeux de quelqu’un qui tenait déjà un commandant pour une espèce de dieu, un amiral était l’infaillibilité incarnée.
— Merci, Yovell. Prenez le canot et portez mes dépêches à bord de l’Electre. Prenez aussi tout le courrier du bord – et, le voyant hésiter : Faites un crochet par ce navire de passagers, s’il vous plaît. Il a peut-être quelque chose, hein ?
Comme le clerc s’apprêtait à se retirer, il ajouta doucement :
— Je vous ai malmené, et sans raison. Le dévouement mérite une bien meilleure récompense.
Keen vit le secrétaire passer de l’accablement à la gratitude et, alors que la porte se refermait, il fit :
— C’était très gentil de votre part, amiral.
Bolitho retourna s’asseoir et décolla sa chemise de sa peau moite.
— Et j’ai été trop dur envers vous aussi, Val. Je vous prie de m’en excuser.
Keen jugea que le moment était propice :
— Je suis votre capitaine de pavillon, j’ai la liberté de faire des suggestions ou de vous mettre en garde lorsque l’occasion s’y prête.
— C’est vrai, répondit Bolitho dans un sourire. Thomas Herrick n’hésitait pas à user de cette liberté, alors dites-moi le fond de votre pensée.
Keen haussa les épaules.
— Vous êtes coincé de tous les côtés, amiral. Les Français ne veulent pas discuter de San Felipe avec vous, et ils n’en voient pas la nécessité puisque nos gouvernements ont signé un accord sur son sort. Les Américains n’ont pas envie de voir les Français à leur porte, ce qui pourrait compliquer leur stratégie en cas de conflit à l’avenir. Le gouverneur de l’île sera contre vous quoi qu’il advienne, et je soupçonne l’amiral Sheaffe de l’avoir su depuis le début. Dans ces conditions, pourquoi nous en faire ? Si le gouverneur refuse de se soumettre, nous pouvons l’arrêter et le mettre aux fers – sa voix se durcit. Trop d’hommes sont morts pour que son avis ait encore de l’importance. Il vaut mieux pour nous prendre le contrôle de l’île que de la lui laisser. Il rêve probablement de s’affranchir de la Couronne ; il utilisera une faction contre l’autre si nous le laissons faire.
Bolitho eut un sourire.
— J’ai réfléchi à tout cela. Mais la perte de l’Epervier, plus cette attaque sans raison contre mon propre bâtiment, ne cadrent pas avec ce schéma. Ce vaisseau était de construction espagnole, autant que je peux en juger. Et pourtant, Sa Majesté Très Catholique n’a soulevé aucune objection à propos de San Felipe. Nous avons donc affaire soit à un coup monté, soit à de la piraterie à grande échelle. Par tous les diables, Val, après toutes ces années de guerre, il ne manque pas de gens qui ont acquis assez d’expérience et accumulé suffisamment de désespoir pour tenter ce genre de pari.
Keen joignit les mains.
— Et je sais que vous vous faites beaucoup de souci pour votre femme, amiral – il attendit de voir si un éclair de colère allait traverser les yeux gris de Bolitho. Cette attente a été dure pour vous, surtout après ce que vous avez enduré lorsque vous étiez prisonnier de guerre.
Un canot passa sous la voûte et Bolitho se dirigea vers les fenêtres afin d’examiner les passagers. Mais il ne s’agissait que de quelques spectateurs, un ou deux commerçants du cru qui tentaient de se livrer à quelque négoce avec les marins sur le pont.
Adam n’était pas là.
Keen lut dans ses pensées :
— Il est jeune, amiral. Peut-être est-ce une erreur de l’avoir choisi comme aide de camp.
Bolitho bondit :
— C’est Browne qui vous a dit ça ?
— Je me suis fait ma propre opinion, répondit Keen en secouant la tête. Votre neveu est un jeune homme plein de qualités, et je ne ressens pour lui que de l’affection. Vous avez veillé sur lui depuis le début, vous l’avez traité comme votre propre fils.
Bolitho faisait front, il n’avait pas abandonné le combat :
— Et en cela aussi j’ai eu tort ?
— Bien sûr que non ! répondit Keen en souriant tristement.
Bolitho passa derrière lui et posa la main sur l’épaule de son jeune commandant.
— Vous avez pourtant raison. Je ne l’ai pas admis parce que je ne le voulais pas – il arrêta d’un geste les protestations de Keen. Je ne connais pas la mère d’Adam, personne ne la connaît. S’il est quelque chose qu’on doive porter à son crédit, c’est de lui avoir fait traverser le pays pour me l’envoyer à Falmouth. Mais vous avez raison en ce qui me concerne. Je l’aime comme un fils, mais il n’est pas mon fils. Son père était Hugh, mon frère. Peut-être y a-t-il un peu trop de Hugh en lui…
Keen se leva brusquement.
— Restez-en là, amiral. Vous vous tourmentez sans raison. Nous avons tous les yeux fixés sur vous. M’est avis que nous allons connaître des ennuis. C’est évident pour moi, sinon ce n’est pas vous qui auriez été choisi.
Bolitho remplit deux verres de bordeaux et en tendit un à Keen.
— Vous êtes un excellent capitaine de pavillon, Val. Il vous a fallu du courage pour me dire tout cela. Et c’était la vérité, les sentiments personnels n’ont rien à voir là-dedans. Plus tard, peut-être, mais pour l’instant, le moindre signe d’anxiété se répandrait dans tout le bord – il leva son verre au soleil. Et la Vieille-Katie aura assez à faire comme ça. Elle peut se débrouiller sans un amiral tellement prisonnier de ses propres soucis qu’il est incapable de penser à autre chose.
On toqua nerveusement, et Yovell entra, les yeux fixés sur Bolitho. Keen détourna son regard, incapable de le regarder prendre la seule et unique lettre que lui tendait son secrétaire. Il avait envie de s’en aller, mais, pas plus que le secrétaire, il n’avait envie de se faire taper sur les doigts.
Bolitho lut la lettre, qui était brève, et la replia avec soin.
— Appareillez, je vous prie, nous avons assez de vent pour sortir du port.
Il croisa le regard de Keen :
— Cette lettre est écrite par ma sœur, à Falmouth. Ma femme… – ses lèvres n’arrivaient pas à prononcer son nom, comme s’il avait peur – … Belinda ne va pas très bien. Cette lettre date d’un certain temps car le navire de passagers a fait une première escale avant de relâcher à Boston. Mais elle savait qu’il allait appareiller, elle voulait me dire qu’elle pensait à moi.
Il se détourna, ses yeux s’embuaient.
— Même si alors elle était encore trop souffrante pour écrire.
Keen se tourna vers Yovell qui restait là, tendu. Il lui fit un bref signe du menton.
Lorsque le secrétaire se fut retiré, il dit doucement :
— C’est ce que j’attendais de sa part, amiral. Et c’est ainsi que vous devez le considérer.
Bolitho se tourna vers lui en hochant la tête.
— Merci, Val. Je vous prie de me laisser seul. Je monterai directement.
Keen traversa la chambre adjacente et passa près du factionnaire immobile devant la portière de toile.
Herrick aurait su quoi faire, lui. Keen se sentait complètement désarmé, mais tout ému aussi de ce que Bolitho eût partagé son désarroi avec lui. Il aperçut Allday près d’un dix-huit-livres et lui fit signe.
Allday l’écouta, puis poussa un gros soupir. Keen eut le sentiment qu’il venait du fond de ses souliers.
— Je vais à l’arrière, commandant. Il a besoin d’un ami pour l’instant – il essaya de sourire. Il va sûrement me reprocher mon impudence, mais que diable ? Il peut bien me faire exploser comme une culasse fêlée si l’envie lui en prend, ça, y a pas de doute.
Keen sortit en plein soleil, il était midi. Il ajusta sa coiffure lorsque ses officiers et son maître pilote se tournèrent vers lui.
— Parés à appareiller, monsieur Quantock. Je souhaite que vous me montriez ce que vous savez faire, la moitié du port nous regarde.
Tandis que les officiers rejoignaient leurs postes et que les boscos faisaient résonner leurs sifflets entre les ponts, Keen grimpa d’un pas léger l’échelle de dunette pour aller examiner rapidement l’état du mouillage et l’orientation de la flamme. Puis il se pencha dans la claire-voie grande ouverte en songeant à l’homme qui se trouvait au-dessous.
Il mit ses mains en porte-voix :
— Monsieur Mountsteven, vos hommes se traînent comme des infirmes, aujourd’hui.
L’officier salua puis s’agita anxieusement.
Keen respira profondément. Il allait mieux, il était redevenu le commandant.
Le laquais noir s’essuya les mains sur un bout de torchon et annonça :
— La roue est réparée, missié.
Adam aida la jeune fille à se lever et, quittant à regret l’ombre des arbres clairsemés, ils redescendirent sur la route poussiéreuse.
En prenant un virage, la voiture était passée dans une profonde ornière, y laissant en morceaux l’une de ses roues.
Ç’avaient été des moments de confusion, avec la voiture qui verse et une porte qui s’ouvre sur une descente vertigineuse où l’on risquait de dévaler comme un rien, et puis, dans le brusque silence, Adam avait mesuré quelle bonne fortune lui tombait dessus. Ce qui aurait pu se terminer par des blessures et par un désastre donnait à sa visite la conclusion rêvée.
Lorsque la voiture avait fini par s’arrêter dans un dernier soubresaut, Adam avait réagi immédiatement et par instinct, sans autre pensée que celle de porter secours à sa compagne. Puis, tandis que la poussière retombait, sous l’œil du cocher et de son laquais accourus, inquiets, voir ce qu’il en était des voyageurs, il avait retrouvé la jeune fille entre ses bras, étroitement tenue, sa blonde chevelure à hauteur de ses lèvres et son cœur battant à l’unisson du sien.
La réparation avait pris plus de temps que prévu, mais il ne l’avait pour ainsi dire pas remarqué. Ils étaient montés ensemble dans la forêt verdoyante en se tenant par la main, avant de s’arrêter au bord d’un ruisseau et de s’avouer leurs vrais sentiments.
Tout ce séjour à Newburyport avait été une véritable aventure. Robina et son père avaient conduit Adam à une petite maison confortable et, fascinés, l’avaient regardé arpenter toutes les pièces en compagnie du propriétaire, un ami de la famille. Il avait palpé les murs, effleuré les cheminées, un vieux fauteuil même qui se trouvait là depuis toujours.
Robina avait tenté de retenir ses larmes lorsqu’il s’était assis dans le grand fauteuil, s’agrippant des deux mains aux bras, comme s’il voulait ne jamais le quitter. Il dit soudain :
— Mon père s’est assis là, Robina. Mon père.
Il ne parvenait pas à y croire.
Elle glissa sa main sous son bras et nicha son menton contre lui.
— Il faut partir, Adam, je vous ai déjà suffisamment retardé.
Lentement, ils se dirigèrent ensemble vers la voiture et y prirent place.
Lorsque les chevaux eurent repris le collier, la jeune fille dit d’une voix douce :
— Vous serez bientôt à Boston – elle tourna légèrement la tête et le regarda droit dans les yeux. Vous pouvez m’embrasser à présent, Adam, si vous en avez envie.
Elle essaya de rendre la chose plus légère en ajoutant :
— Personne ne nous voit. Il serait fâcheux que les gens d’ici prennent Robina Chase pour une aguicheuse !
Ses lèvres étaient délicieusement fraîches et exhalaient un parfum de fleurs. Elle le repoussa doucement et, baissant les yeux :
— Eh bien, à vrai dire, monsieur… – mais elle n’avait plus le cœur à plaisanter – … c’est de l’amour, n’est-ce pas ?
Adam lui souriait, incapable de remettre ses idées en ordre :
— Cela y ressemble fort.
La voiture s’engagea sur des pavés puis sur un assemblage de vieilles poutres prélevées sur des bâtiments. Plusieurs passants s’arrêtèrent pour regarder cette jeune fille blonde et le jeune officier de marine qui, l’air protecteur, l’aidait à descendre.
Adam, tout étonné, fouilla les lieux du regard puis, se tournant vers la jeune femme pendue à son bras :
— Robina, qu’allons-nous faire à présent ?
Il avait le sentiment de prendre une douche d’eau glacée : l’Achate avait disparu.
— Enfin, vous voilà !
Jonathan Chase fit un signe à sa nièce avant d’ajouter tristement :
— Il a appareillé hier. Votre amiral était pressé comme le diable de gagner San Felipe.
Il hésita un instant à raconter la fin de l’Epervier au jeune officier, mais choisit finalement de n’en rien faire. Il préféra lui dire :
— Vous feriez mieux de venir chez moi, mon jeune ami. Je verrai demain ce que je peux faire pour vous faire prendre la mer. Vous ne comptez pas abandonner votre bâtiment, hein ?
Il les vit qui se prenaient la main et comprit qu’Adam n’avait rien entendu de ce qu’il venait de dire.
Chase les conduisit à sa voiture, le front soucieux. Sa nièce était la prunelle de ses yeux, mais il fallait regarder le problème en face, tout comme un marin le fait à la mer.
Ils formaient un couple merveilleux, mais sa famille à elle ne lui permettrait jamais d’aller plus loin. Il ne savait plus ce qui avait bien pu lui passer par la tête lorsqu’il les avait présentés l’un à l’autre.
Un jeune officier de marine, anglais qui plus est, sans autre perspective de carrière que la marine, ce n’était certes pas ce qu’il fallait à Robina Chase. Et plus tôt il rejoindrait son bâtiment, mieux ce serait.
Bolitho sortit de la pénombre qui régnait sous le tillac et se dirigea vers la lisse de dunette. Il se sentait le point de mire des hommes d’équipage, dos nu, pris aux mille tâches qui sont l’ordinaire d’un vaisseau de guerre, ce tonneau des Danaïdes. Ils ne s’étaient pas encore habitués à la présence d’un officier général parmi eux et avaient du mal à ne pas le voir vêtu conformément à son rang. Comme les autres officiers, Bolitho ne portait qu’un pantalon et une chemise, col ouvert. Il aurait volontiers laissé de côté toute vêture pour combattre un peu la chaleur, n’eût été le Code, qu’il ne s’agissait pas d’enfreindre.
Levant les yeux, il examina toutes les voiles, l’une après l’autre. Pourquoi sa sœur Nancy lui avait-elle écrit ? La bonne interprétation était-elle celle de Keen, ou bien essayait-elle de le préparer à des nouvelles encore pires ? Belinda était tombée malade. Peut-être s’agissait-il d’un souvenir de son existence passée aux Indes, lorsqu’elle avait soigné son mari jusqu’à sa mort ?
Il traversa le pont de bois clair, rendu parfaitement lisse par les millions de pieds nus qui l’avaient arpenté en vingt et un ans d’existence de la Vieille-Katie.
Il essaya de chasser Falmouth de ses pensées, mais son neveu lui vint aussitôt à l’esprit.
Bolitho n’aurait pas seulement désiré rester à Boston, il sentait tout son être le réclamer plus que tout au monde. Pour y attendre un mot de plus de Belinda, pour voir son neveu rallier le bord. Il n’aurait jamais dû l’autoriser à aller à Newburyport. Keen, comme Browne avant lui, avait peut-être raison sur ce point, une fois de plus : il n’aurait jamais dû prendre un proche comme aide de camp.
Keen traversa le pont pour venir le rejoindre.
— Le vent reste bien établi, amiral.
Et il attendit la réaction de Bolitho. Pendant ces huit derniers jours, des jours d’une longueur interminable, Keen avait fait route cap au sud, établissant le moindre bout de toile pour essayer d’arracher à son bâtiment un petit nœud de mieux. Mais le résultat n’avait pas été brillant et il savait bien que Quantock le comparait à son prédécesseur. S’il se moquait de ce que pouvait penser son triste sire de second, il était plus sensible au fait que Bolitho ne lui avait jamais fait la moindre remarque, la moindre critique. Mieux que quiconque, il savait que, dans ces parages, on ne pouvait jamais se fier au vent, qui en général vous lâchait lorsque vous en aviez besoin.
Bolitho leva les yeux vers la flamme qui claquait en tête de mât.
— Eh bien, Val, ce sera pour demain.
— Oui, amiral. Mr. Knocker m’assure que, si le vent se maintient, nous serons au large de San Felipe à midi.
Il paraissait soulagé.
Bolitho se tourna pour regarder par le travers la houle régulière, parfois percée de quelques gouttelettes lorsqu’un poisson sautait hors de l’eau. Comme Keen, il avait tant étudié les cartes et les vues des côtes de San Felipe qu’il en rêvait pendant son sommeil. Cinquante milles de long, mais moins de vingt au plus large, l’île était dominée par un volcan éteint et possédait un vaste port naturel au sud. Au nord, ses approches étaient défendues par une ligne de récifs, tandis qu’au sud une barrière corallienne rejoignait un petit îlot de l’autre côté. Ç’aurait été un endroit formidablement protégé, même sans la forteresse qui commandait les approches de Port-Rodney, comme s’appelait le mouillage. L’île possédait de l’eau douce en abondance et les riches plantations de carme à sucre, de caféiers en faisaient une proie tentante. Au fond de lui-même, Bolitho partageait le sentiment du gouverneur, Sir Humphrey : c’était folie que de rétrocéder l’endroit aux Français.
Keen poursuivit :
— Je vais profiter du vent dominant pour m’approcher du port par le sudet, amiral. Je ne voudrais pas m’y risquer dans l’obscurité.
Il en parlait d’un ton léger, mais Bolitho devinait à quel point il était inquiet pour son bâtiment. Les parages de San Felipe étaient fréquentés par des bricks ou des goélettes au commerce, mais un vaisseau de ligne, fût-ce un modeste soixante-quatre, avait besoin de place pour manœuvrer.
— Je vais descendre à terre dès que possible pour faire visite au gouverneur, répondit Bolitho. Nous savons que le commandant Duncan l’avait rencontré.
Il arrêta son regard sur l’aspirant Evans qui, à l’avant, passait près de Foord, le cinquième lieutenant, en grande conversation avec un quartier-maître voilier. L’aspirant se retourna, jeta un coup d’œil au petit groupe, puis, courant presque, gagna le panneau le plus proche.
— C’est un blessé de l’Epervier, lui expliqua Keen, encore un qui vient de mourir, amiral.
Bolitho hocha la tête : un mort de plus. Les aides du maître voilier allaient le coudre dans un vieux hamac et on le passerait par-dessus bord au coucher du soleil.
— Dites à l’aspirant Evans d’aller voir mon secrétaire, j’ai des choses à lui faire faire chez moi. Il faut lui changer les idées.
Il s’éloigna et commença à faire les cent pas, jusqu’à ce que sa chemise fût collée à sa peau.
Keen hocha la tête. Lui changer les idées. Bolitho, qui avait des devoirs et des ennuis pour dix, trouvait encore le moyen de penser à cet aspirant si durement frappé.
— Ohé, du pont !
Keen leva la tête et dut s’abriter les yeux de la lumière aveuglante. La vigie installée dans la hune cria :
— Terre devant, sous le vent !
Keen se tourna vers le pilote et lui dit dans un sourire :
— Bien joué, monsieur Knocker. Nous allons rester à cette amure jusqu’à ce que nous puissions préciser l’atterrissage.
Knocker grommela, mais son visage d’ecclésiastique resta impassible, sans plaisir ni désagrément.
Keen se tourna vers Bolitho : il avait entendu l’annonce de la vigie, mais n’avait rien manifesté.
— Commandant, je ferai passer le cadavre par-dessus bord à la fin du dernier quart de jour.
C’était Quantock. Il était grand et assez dégingandé, mais capable aussi d’arriver comme un chat. Keen se tourna vers lui en essayant de dissimuler le sentiment que lui inspirait son second.
— Nous procéderons à son immersion en lui rendant les honneurs, monsieur Quantock. Faites rappeler la bordée de repos au crépuscule.
— Si vous le dites, commandant, répondit Quantock en haussant les épaules. C’est juste parce que ce n’était pas l’un des nôtres…
Keen vit passer le jeune aspirant, qu’emmenait Yovell, et répondit sèchement :
— C’était une personne, monsieur Quantock !
Et lorsque la pénombre commença à descendre à l’horizon pour envelopper le vaisseau qui avançait lentement, l’Achate rendit un dernier hommage au disparu.
Bolitho avait endossé son uniforme. Il se tenait debout près de Keen qui lisait quelques prières dans son missel, un quartier-maître bosco tenant une lanterne pour éclairer le livre, encore que, comme Bolitho le soupçonnait, il connût ces textes par cœur.
Il nota également que ce porteur de lanterne était l’homme auquel il avait parlé une fois et qui avait servi à bord du Lysandre au combat d’Aboukir.
Il contempla un instant l’horizon qui s’assombrissait, mais l’île avait déjà disparu. Pendant toute la journée, elle avait émergé lentement de la ligne bleutée, grandissant de plus en plus.
— Procédez, monsieur Rooke, fit Keen.
Bolitho entendit un raclement sur le caillebotis puis un plongeon le long du bord. Le matelot avait entamé sa descente vers le fond de la mer. Il fut pris d’un frisson, et sa blessure à la cuisse se réveilla, comme un souvenir, comme un reproche.
Un fusilier s’employait déjà à plier le pavillon que l’on avait utilisé pour la cérémonie, les hommes regagnaient leurs postes. L’officier de quart avait hâte de passer la suite à son successeur pour rejoindre ses camarades au carré. La routine du bord reprenait ses droits, comme d’habitude.
Mais Bolitho, lui, imaginait le triste colis en train de s’enfoncer dans le sillage de l’Achate. Il avait surpris le commentaire du second et la réponse irritée de Keen. Ce n’était pas l’un des nôtres.
« La prochaine fois, songea-t-il amèrement, ce ne sera plus vrai. »
Au-dessus de la baie du Massachusetts, le ciel était encore plus menaçant que lors de l’arrivée de l’Achate au mouillage.
Adam, qui se tenait sur le quai avec quelques autres personnes, remarqua des hommes qui s’activaient sur le pont de plusieurs des bâtiments présents au port, comme s’ils s’attendaient à avoir de la tempête.
Jonathan Chase examina les nuages en fuite en se frottant le menton.
— Je suis désolé de vous bousculer, monsieur, mais vous feriez mieux de profiter de la marée avant que le temps se gâte. Ça ne durera que quelques heures.
Adam se tourna vers la jeune fille dont les cheveux blonds prenaient des teintes argentées dans la lumière mourante.
— Je vous suis reconnaissant de m’avoir trouvé un bâtiment, monsieur.
Mais son cœur et ses yeux tenaient un tout autre discours.
Elle lui prit le bras, et ils regardèrent ensemble le petit brigantin qui commençait à tanguer sérieusement. Ses voiles à demi dérabantées se gonflaient et claquaient sèchement au vent. Il se nommait Le Vivace et Adam se dit qu’il avait beaucoup de chance : Chase avait réussi à lui trouver un patron qui acceptât de faire les quelque quatorze cents milles qui le séparaient de San Felipe.
La jeune fille lui souffla :
— Ne partez pas, Adam. Cela ne sert à rien. Vous pourriez rester avec nous jusqu’à ce que… – elle se tourna vers lui, à moitié suppliante, à demi impérieuse – … jusqu’à ce que mon oncle vous trouve un emploi – et, lui serrant plus fortement le bras : Et vous deviendrez alors ce qu’était votre père.
Chase la coupa brutalement :
— Le canot arrive. J’ai fait porter vos effets à bord, avec quelques gâteries pour votre bâtiment. Transmettez mon meilleur souvenir à votre oncle.
Il parlait d’une voix précipitée, comme pour hâter le moment des adieux.
Adam se pencha pour embrasser la jeune fille. Sa peau était mouillée, embruns ou larmes, il ne savait trop. Il savait qu’il l’aimait plus que tout au monde, qu’il allait presque sûrement la perdre. Il se sentait déchiré, torturé comme en enfer.
Le petit canot racla le long du quai, une voix impatiente cria :
— Sautez à bord, monsieur, on n’a pas trop le temps de traînasser !
Adam enfonça solidement sa coiffure sur sa tête et s’exécuta. Le canot était vieux et balafré, mais l’armement connaissait son métier.
Il resta les yeux tournés vers l’arrière tandis que l’embarcation parait les piles. Il la vit qui le regardait, il apercevait encore sur le fond sombre de la terre son visage tout pâle, ses mains blanches qu’elle agitait.
Je reviendrai.
Il serra les dents lorsqu’une gerbe d’embruns passa par-dessus le plat-bord et que le bosco lança :
— Allez, soyez paré !
Le brigantin plongeait droit au-dessus d’eux, ses deux mâts faisaient des spirales dans le ciel tandis qu’il tirait sur son câble.
Adam était presque content d’avoir affaire à un matelot aussi rude. Il ne demandait aucun égard, ils travaillaient parce que Chase les avait payés, pas par respect pour un officier étranger.
Il escalada la muraille mais se serait étalé de tout son long si un gros homme surgi de l’ombre ne lui avait pas pris le bras pour l’aider à rester debout. Adam remarqua que l’homme boitait lourdement puis, alors qu’il s’apprêtait à le remercier, qu’il n’avait qu’une seule jambe. Mais on ne pouvait s’y tromper, il avait de l’autorité, et il s’en rendit immédiatement compte en l’entendant crier à ses hommes de s’atteler au cabestan.
— Descendez, je vous prie.
Il avait une grosse voix, l’accent traînant des colonies et non pas celui des habitants de Boston. Il partait déjà pour surveiller son maigre équipage, mais il hésita et revint vers lui :
— Voudriez-vous vous découvrir ?
Comme Adam ôtait sa coiffure, les cheveux au vent, le patron du Vivace eut un mouvement de tête, visiblement satisfait.
— C’est bien ce que je pensais. J’l’ai su dès que je vous ai vu – il s’essuya la main sur sa vareuse avant de la lui tendre. Je m’appelle Jethro Tyrrell. Bienvenue à bord de mon modeste bâtiment.
— Vous connaissiez mon père ? fit Adam en le regardant fixement.
Le dénommé Tyrrell pencha la tête en arrière et se mit à rire :
— Diantre non ! Mais j’ai bien connu Richard Bolitho…
Il partit en boitant et ajouta par-dessus son épaule :
— J’ai été son second dans le temps, ça vous étonne, hein ?
Adam gagna vaille que vaille l’arrière jusqu’à une étroite échelle de descente, complètement éberlué.
À vrai dire, il ne se souciait guère de savoir qui commandait Le Vivace. Ce bâtiment allait l’emmener loin de Robina, son premier amour.